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mercredi 30 septembre 2020

Le documentaire de David Dufresne vu par une "gilet jaune" victime des violences policières / Antoine Perraud / Mediapart

, ce remarquable article d'

Formidable vivisection des violences policières subies, en 2018-2019, par le mouvement des gilets jaunes, Un pays qui se tient sage a été vu en avant-première par l’une de ses protagonistes, Mélanie, qui réagit au film pour Mediapart.

Tout en exposant – de façon ô combien étayée ! – la brutalité démesurée de la police à l’encontre des gilets jaunes, le documentaire de David Dufresne, alors qu’il porte le fer dans la plaie, recoud et relie aussi symboliquement : c’est sa force et son originalité formelles. Distribué en salles à partir de mercredi, le film campe à la confluence de la raison politique et de l’émotion humaine, au plus près et dans le sillage des événements.

Tourné avec une caméra professionnelle Sony F 55, Un pays qui se tient sage incorpore des lambeaux de vidéos captés, au moyen de téléphones portables, dans l’urgence des manifestations réprimées. La jonction s’établit entre les images impeccables et celles, par définition, torchonnées.

Idem entre les commentaires éclairés, denses, instructifs d’experts (les étudiants en science politique feront leur miel des propos de l’écrivain Alain Damasio, de l’historienne Ludivine Bantigny, ou de la juriste Monique Chemillier-Gendreau) et les témoignages bouleversants, passionnés, incarnés de victimes des exactions commises par les forces de l’ordre – du cariste Gwendal Leroy au chauffeur routier Patrice Philippe, en passant par ces mères de familles revenant sur l’humiliation, à Mantes-la-Jolie, en décembre 2018, de leurs enfants obligés par une police si peu républicaine de s’agenouiller des heures entières les mains sur la tête. On entend alors un fonctionnaire, sadique mais qui se veut spirituel, lâcher cette phrase ayant inspiré le titre du film : « Voilà une classe qui se tient sage. »

Qu’est-ce qui permet d’associer, de jouxter, d’appareiller des intervenants d’extractions sociales et culturelles si discordantes tout au long d’Un pays qui se tient sage ? Leur regard, leur réaction et leur analyse, sur les rixes et les châtiments intervenus au plus fort du mouvement des gilets jaunes, que leur projette la réalisation. Et qu’ils commentent, telles des offres de preuves.

Il y a là des arrêts sur images prodigieux. Ainsi cette séquence durant laquelle cinq motards échappent à la vindicte populaire en un Paris pré-révolutionnaire : Benoît Barret, secrétaire national du syndicat Alliance Police nationale, s’échauffe contre les manifestants – canaille scélérate dont la place serait « en prison » –, tandis que le sociologue Fabien Jobard démontre au contraire, à partir des mêmes images, la « retenue » de la foule et la ritualisation de la violence dans ce qui ressemble davantage à une chorégraphie qu’à un lynchage.

Un autre moment poignant a retenu notre attention : devant le McDonald à l’angle du quai de Jemmapes et de la rue du Faubourg-du-Temple (Paris Xe), Mélanie, travailleuse sociale venue d’Amiens, est matraquée par derrière et s’évanouit à la suite de ce coup effroyable reçu sur les cervicales. Pour les besoins du documentaire, elle voit la scène à l’écran, elle qui n’avait rien vu venir sur le moment. Mélanie, face caméra, parle de la violence d’État dans Un pays qui se tient sage.

À chaque projection publique du film, en avant-première, ce moment a été accueilli dans un silence ému, glacé, reconnaissant. Avec ses mots, simples et si justes, la victime aux vertèbres cervicales martyrisées devient une procureure implacablement douce des sévices d’un pouvoir politique français à l’encontre de nos concitoyens les plus précaires. Nous découvrons, de l’intérieur, les dragonnades subies par les classes laborieuses traitées en classes dangereuses.

Voici un extrait de la déposition de Mélanie. Chacun pourra juger de sa puissance émotionnelle et politique.

Mélanie N'goyé-Gaham dans « Un pays qui se tient sage » © Mediapart

Pour évoquer le documentaire de David Dufresne, mais pas sous la forme d’une critique en bonne et due forme pour des raisons déontologiques (lire la « boîte noire » en pied d’article ), nous avons décidé, à Mediapart, de prolonger la démarche du film en une sorte de mise en abyme : Un pays qui se tient sage propose donc à certains témoins de réagir à des images ; nous avons proposé à Mélanie N’goyé-Gaham de réagir au film lui-même. Elle n’en avait pas encore pris connaissance. Elle est venue d’Amiens pour le regarder dans une salle de projection de la société de production : Le Bureau.

C’était le 26 septembre, un samedi, comme pour les manifestations de gilets jaunes : « Nous sommes réfractaires mais salariés et, en tant que travailleurs pauvres, nous avons choisi les samedis pour nous déplacer. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre une journée de travail. Je touche 1 400 euros par mois pour tenter de faire face à la détresse sociale sans compter mes heures – il m’arrive de travailler jusqu’à 70 heures par semaine. »

Elle est totalement raccord avec l’extrait du film ci-dessus : « J’ai les yeux qui pleurent quand je vois, à Paris, des gens qui dorment dans la rue tous les 10 mètres. Est-ce que cela fait de moi quelqu’un de faible ? J’espère que cela fait plutôt de moi quelqu’un d’humain. »

Paris lui est devenue comme une brûlure. Elle ne peut plus s’y déplacer seule, depuis le traumatisme de son matraquage, le samedi 20 avril 2019 : « J’ai été frappée par le CRS en chef, Dominique Caffin, commandant divisionnaire fonctionnel, qui dirige les opérations de répression dans la capitale. Aujourd’hui samedi, il y a une manifestation de gilets jaunes, je sais qu’il est là. Je scrute les véhicules de police pour voir si je l’aperçois. Je n’ai pas eu le droit de témoigner auprès de l’IGPN après ce qu’il m’a fait. J’attends le procès, prévu pour le 15 avril 2021, qui me permettra de le regarder en face, cette fois d’égal à égal. »

Mélanie a d’abord cru avoir été victime d’une grenade de désencerclement, quai de Jemmapes, tant la pression sur sa nuque avait été violente et soudaine. Elle marchait décontractée, en chantant, ne menaçant personne. C’est le dimanche de Pâques suivant, qu’elle passait dans sa belle-famille catholique, qu’elle découvre sur Facebook les images de son tabassage, par derrière, de la part de ce Dominique Caffin qui entendait peut-être, par ce geste, donner l’exemple et du cœur au ventre à ses troupes. Depuis, Mélanie ne supporte plus de tourner le dos à la police dans les manifs.

Elle a enduré, en regardant avec nous Un pays qui se tient sage, toutes les images, sauf celles de la furie policière lors d’une autre opération violente menée par Dominique Caffin – on le reconnaît sur les vidéos à ces deux lettres qu’il arbore sur son uniforme : « GO », pour « groupe opérationnel ». C’était le 1er décembre 2018, lors de l’« acte III » des gilets jaunes. Ce jour-là, Dominique Caffin a conduit ses hommes à rouer de coups, dans le Burger King de l’avenue de Wagram, à l’angle de la rue de Tilsitt (Paris XVIIe), des êtres humains terrorisés qui y avaient trouvé refuge.

C’est l’un des passages les plus terribles du film de David Dufresne. Manon Retourné y commente le moment où elle est tabassée, allongée sur le sol de l’établissement, par des CRS ensauvagés qui la piétinent. À la sortie, une haie de déshonneur, formée par des pandores enragés, matraquait les citoyens déjà brutalisés à l’intérieur. On entend, sur une vidéo prise sur le vif, Manon Retourné hurler : « Touchez pas à mon mec ! » Elle ne pensait plus à elle mais à son compagnon. De même que Mélanie ne pense plus à ses cervicales ni à son traumatisme, mais à l’horreur qu’a subie, si jeune, si douce, si fragile, Manon.

On est saisi par cette solidarité entre gilets jaunes, qui tranche d’avec la haine funeste dont font preuve des policiers. Pourtant – le film ne cesse de le montrer –, ils sont, de toute évidence, sociologiquement proches de ceux et celles qu’ils violentent. Cette jonction impossible, mais qui serait logique, entre les manifestants et les forces de l’ordre, apparaît en creux comme l’étrange aporie du documentaire.

Mélanie N’goyé-Gaham : « Les CRS sont des travailleurs pauvres, comme nous. Mais ils n’en ont pas conscience. Un retraité m’a dit que sa génération avait pu s’acheter maison avec piscine, mais que les jeunes collègues n’y arriveraient jamais. Alors qu’est-ce qui les empêche de se solidariser ? Ils ont besoin de nous mépriser. Ils passent leur temps à nous traiter, à longueur de manifs, de “sales cas soc” [cas sociaux]. Moi, faire partie du peuple, ça me convient. Eux, peut-être qu’on leur donne l’impression d’appartenir à une élite. D’où l’absence de révolte. Une élite ne se révolte pas mais accomplit sa mission : plus ils frapperont sans état d’âme, plus ils monteront en grade. C’est ainsi que j’interprète l’agression que j’ai subie de leur chef Dominique Caffin, qui montrait l’exemple de la réussite à atteindre en me cognant par derrière… »

Mélanie, comme bien des gilets jaunes interrogés par David Dufresne, réserve son ressentiment aux chefs et aux donneurs d’ordre plutôt qu’à ceux qui commotionnent. En témoigne sa réaction, que nous avons captée juste après la fin de notre projection particulière, samedi dernier. Le président de la République cristallise un ressentiment inextinguible, que nous avions déjà ressenti lors d’une séance du film de François Ruffin, J’veux du soleil !

 © Mediapart

Mélanie a pratiqué la boxe française dix ans durant. Elle regarde la fameuse séquence du boxeur de la passerelle Senghor, Christophe Dettinger, avec des yeux pleins d’admiration, contrairement aux réactions indignées de tant d’observateurs s’étant répandus en aboiements de « chiens de garde », sur les chaînes dites d’information en continu et sur les réseaux sociaux : « Les gestes de M. Dettinger étaient juste parfaits, il m’a vendu du rêve. » A-t-elle lu le livre d’Antoine Peillon, Cœur de boxeur ? « Non, mais je l’ai acheté et j’ai l’intention de m’y mettre dès que j’aurai le temps. »

Mélanie n’en revient toujours pas : le policier malmené sur la passerelle après avoir tabassé une femme à terre – d’où la colère vengeresse du boxeur lui ayant administré une bonne leçon en ne frappant, à mains nues, que le bouclier du fonctionnaire – a bénéficié d’une dizaine de jours d’incapacité temporaire de travail : « Je n’ai eu que six jours d’ITT après avoir eu mes vertèbres cervicales bousillées. Je suis sidérée par leur violence. Je suis surtout sidérée de constater, comme le montre le documentaire, que la police n’arrête pas de se plaindre au sujet de collègues “mutilés”. Il n’y a eu aucune mutilation dans leurs rangs – sinon vous imaginez bien qu’on n’aurait parlé que de ça dans les médias. Par contre, il y a eu 2 décès, 5 mains arrachées et 27 éborgnés chez les gilets jaunes, rappelle David Dufresne. »

Et d’ajouter : « Notre violence n’est rien, comparée à la leur. Ils sont lourdement armés, mal formés, psychologiquement atteints – ils auraient pour la plupart besoin d’un soutien –, alors que nous venions, nous aussi angoissés – difficile de dormir la veille d’une manifestation tellement on a la boule au ventre –, mais déterminés, parfois joyeux sur le moment et toujours solidaires. Nous étions quasiment nus : nous n’avions que nos gilets jaunes. »

***

Un pays qui se tient sage, documentaire de David Dufresne.
Durée : 86 min. Sortie en salles : 30 septembre 2020.

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